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Édouard Louis, la plume au poing

Updated: Feb 14, 2021

En 2014 sort En Finir avec Eddy Bellegueule, le premier roman autobiographique d'un tout jeune écrivain nommé Édouard Louis. Auteur à ce jour de trois ouvrages, il déchaîne les passions de par son écriture engagée, au service d'une critique acerbe des politiques de la République, analysées à l'aune de la lutte des classes. Qu'on l'adore ou qu'on le déteste, son projet littéraire laisse rarement de glace, ce qui en fait un personnage clivant et particulièrement intéressant à considérer.


Son projet, précisément, est louable: faire entrer les invisibles dans la littérature, parler de ceux qu'on ignore ou dont le point de vue n'est jamais rapporté, soit - pour aller vite - la classe ouvrière, les oubliés. Mais deux mots d'abord sur ce jeune écrivain au look et au nom étonnemment bourgeois ; qui est Édouard Louis ?



Né Eddy Bellegueule, il grandit dans un petit village de la Somme dans une famille ouvrière et pauvre, où il se sentira toujours de trop. Trop bon élève, trop efféminé, trop effacé. Rapidement, il saisit que le meilleur moyen de s'arracher à ce milieu est les études. Il prend alors la direction de Paris et entre en 2011 à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm. En 2013, à l'âge de 21 ans seulement, il dirige un ouvrage collectif sur l'oeuvre de Pierre Bourdieu, dont l'influence sur son oeuvre ne cesse de se confirmer. 2014 sera une année faste, puisqu'il dirige une collection consacrée à des retranscriptions d'entretiens et de conférences sociologiques et s'inscrit en thèse avec un projet sur les trajectoires des transfuges de classe, tout en sortant la fleur au fusil son premier livre. Suivront en 2016 Histoire de la violence et, en 2018, Qui a tué mon père. Accueilli chaleureusement aux Etats-Unis comme Foucault en son temps, il dispense ses conférences dans les universités les plus prestigieuses. Ses ouvrages sont traduits, adaptés au cinéma et au théâtre. En somme, un écrivain prometteur, faste et précoce.


Son oeuvre justement, parlons-en. Les thématiques transversales ? L'accent autobiographique - il parle de son enfance, de son village, de ses expériences de vie, de la relation à ses parents -, il décrit la France des prolétaires, des gilets jaunes, parle d'habitus de classe et de son parcours de transfuge. Très engagé - fait assez rare pour être remarqué -, il se dit de gauche et intervient régulièrement dans le débat publique. Derrière son allure de premier de classe se tapit une rage, qui ne demande qu'à exploser face aux mécanismes d'oppression. Et c'est là son projet ; parler, certes, de son expérience, mais non pas dans un geste purement égocentrique, mais pour traiter plus largement des paradoxes, des contradictions et, même, de la décadence d'un projet politique qui ne cesse de creuser l'écart entre super-riches et super-pauvres. Avec succès ? C'est ce qu'il s'agira de soupeser. En ce qui me concerne, son premier livre a eu un effet coup de poing, alors que le deuxième m'est presque tombé des mains, le 3ème apportant une petite réconciliation. Avec En Finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis signait un départ. Avec Qui a tué mon père?, un retour. Que s'est-il passé entre les deux ? C'est précisément ce que je me propose de comprendre.

 

En finir avec Eddy Bellegueule - Le coup d'éclat


De mon enfance je n'ai aucun souvenir heureux. Je ne veux pas dire que jamais, durant ces années, je n'ai éprouvé de sentiment de bonheur ou de joie. Simplement la souffrance est totalitaire: tout ce qui n'entre pas dans son système, elle le fait disparaître.


Résumé


Publié alors qu'il n'a que 22 ans, En finir avec Eddy Bellegueule connaît un succès fulgurant et se voit traduit en une trentaine de langues. Cette insider story raconte la vie ordinaire des prolétaires de l'arrière-pay. En d'autres termes, Édouard Louis raconte son enfance. Il y parle sans fard de sa mère et de son père, vivant péniblement du smic et de leur environnement social, qu'il décrit comme instinctivement homophobe et raciste. Eddy est un garçon frêle, blondinet aux yeux bleus, trop poli et attentif à l'école pour être un vrai dur. Tenté par la passion intellectuelle, efféminé, gay, Édouard Louis raconte dans le détail comment il n'a jamais su appartenir à son milieu d'origine, lui qui était cible de discrimnations continue.


Mon avis


En finir avec Eddy Bellegueule est une lecture qui à la fois met mal à l'aise, fascine et horrifie. Les multiples formes de violence qui assaillent Eddy laissent pantois, tandis que la façon dont il met en évidence des mécanismes de la reproduction sociale est frappante de justesse. Édouard Louis rapproche par exemple la lutte des classes avec la question du genre, car par principe, les "popu" se pensent en opposition aux bourgeois. Ainsi, on "bouffe" plutôt qu'on mange - et des plats de paysans qui tiennent au corps plutôt que des plats raffinés. Les hommes ne croisent pas les jambes et s'intéresser à l'école, c'est déjà trop se féminiser (Eddy en fera la douloureuse expérience). Paradoxalement, c'est bien ces idées de la virilité, de ce qu'est être un homme, qui empêchent littéralement de sortir du carcan et d'éviter de retomber dans les mêmes schémas ad eternam, puisque pour être un homme, il faut être mauvais à l'école, ne pas avoir peur de se battre et gagner son pain à la sueur de son front le plus vite possible.


Bref, l'écriture est puissante, transparente, transpire de rage et frappe comme un uppercut. Et peut-être trempe jusque dans le ressentiment. Et c'est bien là qu'intervient, par moments, la gêne. Car oui, il y a quelque chose de gênant à le voir laver le linge sale de famille en public, à incriminer ses parents de tous les mots, sans leur donner la moindre chance, paradoxalement, d'être entendus. Aucune compassion sous sa plume pour la bêtise ambiante, aucune tentative de compréhension. À la lecture de ce livre, je pouvais néanmoins concevoir qu'une littérature de la confrontation soit nécessaire, pour adresser les travers de notre société et montrer, comme il le fait si bien, la façon dont la politique s'inscrit dans la chair.

 

Histoire de la violence - Le coup de grâce


On dit qu'on ne peut pas sortir du langage, qu'il est le propre de l'être humain, qu'il conditionne tout, qu'il n'y a pas d'ailleurs, d'extérieur du langage, qu'on ne pense pas d'abord pour ensuite organiser ses pensées par le langage mais qu'il n'y a de pensées que par lui, qu'il est une condition, une nécessité de la raison et de la vie humaine, si le langage est le propre de l'homme alors pendant ces cinquante secondes où il me tuait je ne sais pas ce que j'étais.


Résumé


Avec ce second livre, Édouard Louis se donne pour devoir d'expliquer la violence, à partir d'un fait réel, le propre viol dont il a souffert. En intriquant sa propre voix à celle de sa soeur, Édouard Louis revient sur les mécanismes, sur les raisons de cet acte de violence particulier, qui porte dans son mouvement tous les autres. Il parle à la fois de la violence du viol, du corps confisqué, mais aussi de toutes celles qui s'en suivent; celle de l'institution, des policiers qui recueillent sa déposition, des juges, de l'appareil répressif qui raconte son viol selon ses propres schèmes, au risque de nourrir certains imaginaires collectifs qu'abhorre Édouard Louis. La violence de la dépossession, in fine, mais aussi la violence de classe, en superposant son discours - châtié, posé - à celui de sa soeur, à la grammaire instable et au vocabulaire pauvre.


Mon avis


À nouveau, Édouard Louis ne fait pas dans la dentelle et raconte des choses essentielles, mais au risque cette fois de ne pas dépasser le choc stérile de la provoc'. Plusieurs choses gênent dans ce roman. Outre l'écriture parfois trop alambiquée, il est difficile pour moi de comprendre deux de ses tentatives:


1) Succomber à l'excuse sociologique, en déresponsabilisant complètement son violeur (d'origine Maghrébine, pour tout dire) de son acte, car celui-ci serait le fruit d'autres violences - certes réelles - de l'ordre du racisme ordinaire, du post-colonialisme et ainsi de suite.


2) La propre violence de classe qu'il inflige à sa famille, en construisant son discours face à celui de sa soeur, autrement plus pauvre, comme s'il voulait affirmer qu'il en avait bel et bien fini avec Eddy Bellegueule.


Par ailleurs, la construction concentrique du livre autour de cet épisode de viol, auquel Édouard Louis revient sans cesse, devient si lourde qu'elle en donne la nausée. Le geste universel manque et fait sombrer l'ouvrage dans une forme de narcissisme.

 

Qui a tué mon père ? - La rédemption


Chez ceux qui ont tout, je n'ai jamais vu de famille aller voir la mer pour fêter une décision politique, parce que pour eux la politique ne change presque rien. Je m'en suis rendu compte, quand je suis allé vivre à Paris, loin de toi [son père]: les dominants peuvent se plaindre d'un gouvernement de droite, mais un gouvernement ne leur cause jamais de problèmes de digestion, un gouvernement ne leur broie jamais le dos, un gouvernement ne les pousse jamais vers la mer. La politique ne change pas leur vie, ou si peu. ça aussi c'est étrange, c'est eux qui font la politique alors que la politique n'a presque aucun effet sur leur vie. Pour les dominants, la politique est une question esthétique: une manière de se penser, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous, c'était vivre ou mourir.


Résumé


Ce dernier ouvrage prend la forme d'une lettre à son père, où Édouard Louis se pose la question: "est-ce que c'est normal d'être honteux d'aimer quelqu'un?" Et cela vaut autant pour son père, qui aurait souhaité un autre fils, que pour lui, qui tâche de retrouver enfoui en lui l'amour du père. Là où En finir avec Eddy Bellegueule était un cri du coeur à peine digéré, Qui a tué mon père semble être le fruit d'un auteur plus mature, plus pacifié, qui cherche cette fois l'explication. Dans cette lettre, il revient en détail sur les mécanismes qui ont conduit son père à mener la vie meurtrie qui fut la sienne, dans une tentative de compréhension où pointe, cette fois, un soupçon d'amour.


Mon avis


Enfin. Une petite bouffée d'air frais après le puissant récit à charge d'En finir avec Eddy Bellegueule et la déferlante Histoire de la Violence. Cette fois, Edouard Louis trouve un certain équilibre en revenant à une analyse plus politique et distanciée, alors qu'il vit depuis plusieurs années loin de sa famille à Paris. Un peu de compassion sous sa plume, dont la rage se fixe plus largement sur cette politique à deux vitesses, qui creuse l'écart entre riches et pauves. Edouard Louis boucle la boucle et reprend son premier ouvrage où il l'avait laissé : juste avant le pardon. Au final, un ouvrage très synthétique, mais essentiel, où Edouard Louis nomme ceux qu'il désigne comme les meurtriers de son père, toutes celles et ceux dont le pouvoir politique a condamné les populations les plus précaires à la souffrance.

 

Un parcours alambiqué


Par sa seule existence, Édouard Louis est un écrivain qui compte. En effet, sa littérature de la confrontation est, je crois, nécessaire lorsqu'elle décrit l'impact que la politique a sur les plus vulnérables. Et c'est probablement là ce que je préfère chez cet écrivain ; la mise en lumière des formes les plus incidieuses de la violence aux côtés de celle la plus crue et évidente. Il parle de la violence de domination des élites sur les classes populaires, mais aussi de la domination masculine, de la violence symbolique, violence du silence, violence homophobe. Là où il est le plus fort à mon sens, c'est lorsqu'il parle, avec un sens de la provocation consommé, de la politique comme d'un système de mise à mort (cf. la phrase en exergue de Qui a tué mon père?). C'est-à-dire que le pouvoir peut se transformer en une force qui brise et asphyxie. Il prend en exemple son père, dont le travail a brisé la santé et qui, malgré tout, se voit forcé d'y retourner et, par voie de conséquence, d'en mourir, sous peine de voir ses allocations coupées pour... en mourir également.


L'Excuse sociologique


Néanmoins, il y a tout de même certains partis pris d'Édouard Louis qui me laissent pantoise. Je pense notamment à sa défense de "l'excuse sociologique". En effet, Histoire de la violence a été largement critiqué pour sa complaisance à l'égard de la violence de son agresseur. Dans une interview accordée à Diacritik, Édouard Louis explique:

Pour revenir aux « excuses », si excuser renvoie à ex causa, hors de cause, si « excuser » veut dire mettre les gens hors de cause, montrer que les causes sont ailleurs que dans les individus, mais dans des forces historiques plus grandes qu’eux, alors je n’ai pas de problème avec ça oui, et j’excuse – ce qui n’enlève rien au caractère inadmissible de la violence.

Lors de son passage à la Grande Librairie, il confirme que son livre excuse tout, qu'il aurait pu s'appeler Les Excuses sociologiques et qu'il "déresponsabilise tout le monde". Ainsi, sa famille dans En finir avec Eddy Bellegueule et Reda dans Histoire de la Violence sont ce qu'ils sont malgré eux, parce qu'ils sont pris dans un engrenage, dans des forces qui les dépassent. Or précisément, c'est cette façon de déresponsabiliser tout en condescendance qui me gêne par moments chez Édouard Louis: non seulement ces gens sont vulgaires, si on pense au tableau qu'il dépeint concernant ses parents, mais en plus ils le sont comme par accident, malgré eux, car ils évoluent dans un monde qu'ils n'ont pas les moyens de comprendre et de transformer. Bref, dans le regard d'Édouard Louis, les individus n'ont aucune agency, aucun pouvoir d'action, aucune chance de s'en sortir. Cette approche est d'autant plus violente qu'Édouard Louis, lui, a déjoué les pronostiques et a su s'en sortir ! Eddy Bellegueule est bien devenu Édouard Louis, jusqu'à la caricature même (jeune normalien avec l'écharpe autour du cou, il boit du rouge avec Didier Éribon, ils écoutent ensemble de l'Opéra en s'offrent parmi du Nietzsche en Pléiade). Lui-même parle d'un corps de petit bourgeois qui aurait toujours été là, qui n'attendait qu'à être découvert, comme si sa trajectoire de transfuge était, elle aussi, courue d'avance.


Lui qui est si proche de l'oeuvre de Bourdieu, qu'on me permette cette petite digression sociologique pour éclairer ce point.


Pierre Bourideu est notamment connu pour son concept d'habitus, qui définit l'ensemble des habitudes mentales, morales, esthétiques qu'un individu incorpore au cours de sa socialisation. Autrement dit, c'est la façon dont le collectif se dépose dans l'individu sous forme de schèmes de perception ; c'est l'interface entre les structures sociétales et les comportements individuels. Bourdieu, qui s'est beaucoup focalisé sur la reproduction sociale, soit sur les façons dont ces schémas perceptifs sont appelés à se répéter, a souvent été taxé de déterministe, alors même qu'il était conscient que ce principe limité pouvait néanmoins donner lieu à un nombre infini de comportements. L'habitus serait vraiment coercitif s'il n'y avait qu'une seule forme de socialisation primaire, mais la société est beaucoup plus complexe que cela. La famille, certes, est un terreau central dans lequel se développe la socialisation de l'enfant - Édouard Louis le montre bien -, mais il y a aussi l'école, les médias, les amis, les clubs, etc. Ces différentes formes de socialisation peuvent converger ou entrer en concurrence, voire en contradiction. La trajectoire de l'auteur en est la preuve même. Cela ne discrédite nullement les tendances à la reproduction sociale - autrement plus fortes que les parcours de transfuge - et les violences symboliques d'une partie de la société sur une autre, mais prouve que chacun de nous est porteur d'une pluralité de disposition et vient tempérer le discours du déterminisme.


Au fond, la question sous-jacente que pose l'oeuvre d'Édouard Louis est de savoir si on est suffisamment libre pour dépasser ses propres déterminismes ou non. Pour Édouard Louis, la réponse semble être non, d'où l'excuse. Or, il me semble dommage d'être l'héritier de Bourdieu et de confondre compréhension des phénomènes sociaux avec une justification ou une excuse. Rappelons-nous un instant le bras de fer entre Manuel Valls et des sociologues après les attentats du 13 novembre, lorsqu'il disait en avoir "assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses et des explications culturelles ou sociologiques à ce qu'il s'est passé." Mais comprendre n'est ni excuser, ni déresponsabiliser, précisément, et ce serait dommage de le faire croire. La sociologie consiste à mettre à jour des mécanismes qui nous dépassent, à replacer l'individu au coeur d'un réseau d'interactions complexes qui, certes, contrarient la vision d'un homme absolument libre et autodéterminé, mais donne des clés de compréhension. Pensons à la sociologie compréhensive de Max Weber, qui associe à la recherche des causes - l'explication -, la recherche des raisons des actions des hommes et du sens qu'ils leur donnent - la compréhension. Or, dans cette perspective, comprendre n'est pas excuser, puisqu'on peut préférer de mauvaises raisons à de bonnes. Le noeud du problème est là : comment traiter sur pied d'égalité Reda et Edouard Louis, si l'un est prisonnier de ses déterminismes et l'autre a su les déjouer ? Bien sûr, il ne s'agit pas de nier toute la réalité de la reproduction sociale sur le bon dos des quelques transfuges ayant "réussi" - Bourdieu a suffisamment démontré à quel point"l'ascenseur social" peut être grippé. Les dés sont pipés, mais c'est la tâche de la sociologie d'y remédier, d'inverser les tendances autant que possible.


Je n'aimerais pas évidemment prétendre avoir réglé une question aussi épineuse en trois phrases, mais voilà quelques éléments pour avancer que, à mon sens, la sociologie n'excuse rien. Et ce constat ne doit pas désamorcer toute portée critique ou politique de la sociologie - ce serait dramatique! Je crois profondément qu'elle a un rôle à jouer, mais qui n'est pas celui de l'expertise judiciaire. Je crois aussi que, dans un climat où on ne cesse à tout bout de champ de ridiculiser la gauche pour porter une pensée "naivement bienveillante", il est absolument essentiel d'éviter ce malentendu de l'excuse sociologique.


Bourdieu écrivait dans l'adresse Au lecteur de la Misère du Monde:

Ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester, mais comprendre.

J'ai le sentiment que le parcours d'Édouard Louis ne le lui permet pour l'instant pas. Il donne parfois le sentiment d'avoir tellement voulu s'intégrer dans la haute société qu'il en a intégré les normes au point de lui inspirer un dégoût profond de ce qu'il était avant. Et cela me ramène à un autre point qui chez lui m'inquiète un peu, c'est sa façon de s'arroger, comme il le fait souvent sur les plateaux télés, le droit de parler des classes ouvrières parce qu'il les connaît, parce qu'il en vient, comme s'il était le seul légitimé à le faire. Or, être un insider n'est pas une identité que l'on gagne une fois pour toute, elle se négocie sans cesse et il est fort à parier qu'il ne peut plus aujourd'hui se considérer comme tel auprès des "siens". Par ailleurs, s'arroger ce droit de parler, de parler à-la-place-de, d'imposer son regard, n'est-ce pas encore une nouvelle forme de violence, d'appropriation du discours, dont lui-même est victime dans Histoire de la Violence? Insider ou outsider, seule l'authenticité de la démarche compte ; le risque d'un regard biaisé est le même dans les deux cas.


Pour conclure, Édouard Louis me donne le sentiment de n'avoir pas encore vraiment digéré son propre vécu pour en faire une oeuvre véritablement universelle. Son plus grand mérite? Éclairer l'histoire politique de la France à l'aune des corps brisés et abîmés, mais il traîne encore une tension irrésolue entre dépasser ses propres déterminismes sans renoncer à ses origines. Malgré ces quelques critiques, je trouve très intéressant de voir les réactions que suscite l'oeuvre d'Edouard Louis dans le monde de "l'intelligentsia"et il faut se méfier du mépris qu'inspire le transfuge qui accède à la plume. Se méfier des jalousies que suscite sa success story. Edouard Louis n'est pas un imposteur, mais un écrivain prometteur, qui doit encore certes accomplir le geste universel que son oeuvre porte en puissance. Mais maintenant que la boucle est bouclée, qu'Eddy est mort et pardonné, qu'adviendra-t-il de l'oeuvre d'Édouard Louis? L'avenir nous le dira.

 

Le tiroir à pensées


"L’alcool remplissait la fonction de l’oubli. C’était le monde qui était responsable, mais condamner le monde, le monde qui imposait une vie que les gens autour de nous n’avaient pas d’autres choix qu’essayer d’oublier – avec l’alcool, par l’alcool. C’était oublier ou mourir, ou oublier et mourir. Oublier ou mourir, ou oublier et mourir de l’acharnement à oublier."


"Si l’on considère la politique comme le gouvernement de vivants par d’autres vivants, et l’existence des individus à l’intérieur d’une communauté qu’ils n’ont pas choisie, alors, la politique, c’est la distinction entre des populations à la vie soutenue, encouragée, protégée, et des populations exposées à la mort, à la persécution, au meurtre."


"Hollande, Valls, El Khomri, Hirsch, Sarkozy, Macron, Bertrand, Chirac. L'histoire de ta souffrance porte des noms. L'histoire de ta vie est l'histoire de ces personnes qui se sont succédé pour t'abattre. L'histoire de ton corps est l'histoire de ces noms qui se sont succédé pour le détruire. L'histoire de ton corps accuse l'histoire politique."


"Souvent, nous parlions trop ensemble, quitte à nous couper la parole, nos phrases se superposaient, elles s'entrechoquaient, une phrase s'introduisait dans l'autre par la fissure d'une respiration et la faisait imploser et la conversation changeait brutalement de direction."

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