top of page

Nastassja Martin, Une anthropologue de caractère

Updated: Feb 14, 2021

Née en 1986, Nastassja Martin est une anthropologue française qui a fait ses classes à l'EHESS. Spécialiste des populations arctiques, elle a d'abord accompli dans le cadre de sa thèse un terrain en Alaska auprès des indiens Gwich'in - qu'elle relate dans son premier ouvrage Les âmes sauvages - puis un second terrain du côté du Kamtchatka russe pour étudier un peuple de chasseurs et leur survivance face à l'effondrement de l'Union soviétique. C'est dans ce contexte que ses pas croiseront ceux d'un ours, donnant naissance à son premier récit, Croire aux fauves. Depuis maintenant une dizaine d'années, elle étudie l'animisme et le rapport de l'homme à l'animal dans ces régions liminaires, en cela fortement influencée par la pensée de Philippe Descola, qui l'a accompagnée dans sa thèse.


Ayant moi-même étudié l'anthropologie et failli partir par deux fois sur le terrain pour une thèse - une fois en Alaska, non loin d'où elle a effectué son premier terrain -, une autre en Laponie, je me sens particulièrement proche de son parcours et de son écriture. Les âmes sauvages m'a presque tendu un miroir, alors que Croire aux fauves est un des livres les plus bouleversant qu'il m'est été donné de lire ces dernières années. Débrief' ci-dessous!

 

Les âmes sauvages


Résumé


Les âmes sauvages est une adaptation grand public de la thèse de Nastassja Martin. Elle y relate comment, en 2011, elle débarque en Alaska, à Fort Yukon, à quelques 13 km du cercle arctique. Alors jeune anthropologue, elle imagine étudier les relations des indiens Gwich'in à la nature. Comme tout bon terrain d'anthropologie, sa problématique se verra forcément évoluer au contact des autochtones. À terme, c'est le triptyque autochtones-Occident-environnement que Nastassja Martin va être amenée à étudier sous toutes les facettes, dans cette région du monde qui concentre tous les enjeux du 21e siècle, qu'ils soient climatiques, économiques ou écologiques. D'un même mouvement, elle retrace à la fois ses errances d'anthropologue, les défis du terrain et le fruit de ses réflexions et de son travail.


L'enjeu écologique


Claude Lévi-Strauss, une des figures les plus marquantes de l'anthropologie, est connu de tous les étudiant-e-s en sciences sociales pour avoir défendu les vertus du "regard éloigné", soit la nécessité pour l'anthropologue de faire un détour par l'altérité "absolue" pour éduquer son regard anthropologique. Ce que mon professeur d'anthropologie de 1ère année - Mondher Kilani - traduisait par "rendre familier l'étranger pour rendre étranger le familier". C'est donc sans surprise qu'en arrivant sur le terrain, Nastassja Martin est complètement destabilisée par ce qu'elle y trouve. Elle qui projetait - comme bien nombreux d'entre nous encore - sur l'Alaska une vision paradisiaque d'une nature éternelle - la wilderness pardi! -, elle va vite être confrontée à la dure réalité. Ce qu'elle découvre ressemble plutôt à un village en ruines, où l'alcool et la drogue font des ravages. Elle découvre une nature parquée, comme un zoo à ciel ouvert. Sa première réaction est de se demander ce qu'elle fait là, au juste (et c'est dans ces moments de doute que je me sens la plus proche d'elle, j'y retrouve les tensions qui m'ont traversée durant mes études). Et comme une bonne anthropologue, elle s'accroche et se laisse guider par le terrain, plutôt que de s'obstiner à imposer la problématique qu'elle avait imaginée dans l'ignorance de son foyer français. À force de persévérance, elle va découvrir une autre façon de "faire monde", qui éclairera en retour un mode de pensée occidental, qu'elle tenait comme nous autres jusqu'ici comme naturel. Elle va alors s'intéresser aux modes de résistance que les Gwich'in vont développer face à l'occidentalisation de la région, à ce que dit la modernité qui s'installe dans ce pli du monde, dans cette zone liminaire aux avant-postes de la crise écologique. À ce sujet, je ne résiste pas à partager un extrait assez long, mais de prime importance pour saisir ce qui se joue dans cette région du monde:

La crise écologique globale comme les conflits opposant les indigènes au monde industrialisé se manifestent de manière très tangible en Alaska. Après une chasse au caribou fructueuse, un chasseur gwich’in se penche sur sa proie à terre et désormais sans vie, sort son couteau, ouvre le ventre pour vider les entrailles. Une odeur âcre s’échappe des chairs mises à nu : les intestins sont malades, pourris. Le chasseur se tourne vers moi : « Tu vois, les Chinois polluent et les caribous meurent », me dit-il. Au fil de la discussion, je comprends que nombre de caribous sont victimes de maladies jusqu’alors inconnues, liées aux lichens qu’ils mangent, dans lesquels se concentrent les retombées de pluies acides provenant de la pollution des quatre coins du monde. On imagine aisément le sentiment d’impuissance qui saisit alors le chasseur face à son caribou mort, à des centaines de kilomètres du monde moderne et de ses infrastructures, sur une toundra d’altitude au-dessus du cercle arctique. C’est de ce brouillage des champs qu’il s’agit : un chasseur isolé dans le subarctique alaskien connecte les entrailles de sa proie au reste du monde, « les Chinois » venant signifier cette humanité invisible lointaine massive moderne et citadine dont les activités se répercutent jusqu’ici. C’est de ces ponts jetés entre des êtres de constitution différente qu’ils nous faut partir : l’actualité des métamorphoses éco-humaines globales se donne à lire dans le ventre d’un caribou tué gisant aux pieds de son chasseur sur les hauts plateaux des Yukon Flats en Alaska.

En effet, l'Alaska est un prisme remarquable pour comprendre ce qui se joue à notre époque. Pour les Américains, l'Alaska est un bastion militaire de prime importance, dont le regard est fixé à l'Est. Economiquement, la région pèse grâce à la pratique industrielle de la pêche, l'industrie du bois, sans compter l'extraction minière et pétrolière. Écologiquement, l'Alaska voit s'affronter écologistes et capitalistes. Or, ce qui est éminemment intéressant, c'est que dans ce combat également les catégories Occidentales sont chamboulées par le regard Gwich'in, qui ne tombe ni dans l'escarcelle du capitalisme, ni dans celle des écologistes.


De fait, l'Alaska oscille entre deux maux: l'exploitation pure et simple de ses ressources premières, avec ce que ça suppose de destruction plus ou moins irrémédiable, et la protection de l'environnement, la mise sous cloche de la nature. En faisant un détour par les Gwich'in, Nastassja Martin finira par y voir les deux faces d'une même pièce: espaces dévastés ou protégés, "ils participent de la même tentative toute occidentale de faire exister un monde à deux vitesses - l'exploitation et la protection de l'environnement - qui trouve sa justification suprême dans l'extériorité de l'objet Nature". Autrement dit, il s'agit de deux constructions identiques de l'objet "Nature", de deux détournements, qui ne se valent pas forcément, mais qui témoignent dans les deux cas d'une approche spécifique de la notion de nature, propre à l'Occident.


Quelle est-elle? Aux États-Unis, on parle volontiers de wilderness, de la nature sauvage, idée étroitement liée dans l'imaginaire américain à celle de liberté, à la base du sentiment national américain. L'Alaska, berceau de la wilderness, joue donc également un rôle clé dans la symbolique américaine. Or, de quelle nature parle-t-on lorsqu'on parle de "parcs nationaux"? Le paradoxe est que ces "epsaces libres", ces parcs nationaux qui morcellent le territoire américain, n'existent que parce qu'ils sont délimités, protégés. La wilderness ne peut s'exprimer que via un territoire préalablement acheté, privatisé, enfermé et mis sous cloche. Ne reste plus qu'à assouvir sagement sa passion de l'outdoor sur des chemins balisés:


L'exploitation et la protection de l'environnement sont les deux registres grâce auxquels s'exprime le naturalisme alaskien, qui représentent les deux faces d'une même ontologie, occidentale, moderne et dialectique. Le point commun qui sous-tend ces deux conceptions de l'environnement est capital et fondateur: c'est, dans les deux cas, l'extériorité de l'homme face à l'environnement qui permet soit sa sacralisation, soit son exploitation.

Qu'on s'entende, Nastassja Martin n'avance pas pour autant que la protection de l'environnement est aussi mauvaise que son exploitation, mais je trouve que son analyse est un renversement de perspective des plus intéressants pour mieux saisir nos propres biais culturels en la matière, notre propre dyptique nature-culture. Pour elle, l'Alaska est un pendule, qui lorsqu'il penche trop d'un côté est vite rééquilibré par un traité qui permet de ramener le calme jusqu'à la prochaine catastrophe ou au prochain impératif économique. C'est là tout l'apport de l'anthropologie: amener du perspectivisme. En l'occurrence, à la lire, on se rend compte comment deux collectifs, les Occidentaux et les autochtones, ne parlent pas du tout de la même chose lorsqu'ils se réfèrent à l'environnement, d'où l'incompréhension latente. Car dans le schèma occidental, les autochtones reçoivent le rôle des bergers, des gardiens du sanctuaire naturel; ce sont des exemples de l'épanouissment champêtre. Classiquement, on pense des animistes - à l'instar des Gwich'in - qu'ils vivent en harmonie et en accord avec les êtres vivants et la nature. Un chaman veille à l'équilibre entre les mondes; les animaux chassés se "donnent" aux humains et ainsi de suite. Bien sûr, cela n'est pas sans fondement, mais Nastassja Martin s'applique à expliciter toute la cosmogonie des Gwich'in, en évitant de tomber dans les stéréotypes du "bon" ou "mauvais" sauvage. Ce qu'elle démontre, c'est que lorsque les Blancs parlent d'écologie, ils s'adressent aux Blancs, pas aux Gwich'in et moins encore à l'ensemble des êtres vivants. Et lorsque l'on dépeint les autochtones comme les bons bergers d'un monde naturel en harmonie, c'est le fantasme des Blancs qui s'exprime et non la réalité.


Dans Les âmes sauvages, Nastassja Martin couvre encore bien des thématiques (la chasse, le statut du marginal appelé naa'in, le rapport aux animaux, etc), mais cet aspect est celui qui m'a personnellement le plus marquée. Quoiqu'il en soit, elle étudie chacun de ces sujets sans misérabilisme, ni dualisme, et avec un effort de plume fort remarquable et appréciable quand on pense qu'il s'agit d'un compte-rendu scientifique. J'apprécie aussi son humilité, lorsqu'elle dit en guise d'incipit que "le retour constitue toujours une forme de trahison". Au fil de son récit, elle revient également sur ses doutes, ses difficultés, ses moments d'abattements et témoigne en conclusion qu'elle ne s'est pas oubliée lorsqu'elle reconnaît n'avoir pas complètement levé le mystère sur les Gwich'in: "rendre un monde parfaitement transparent serait probablement la pire offense qu'on puisse lui faire." Je n'aurais pas su mieux dire.


 

Croire aux fauves


Un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent.


Résumé


Croire aux fauves, c'est le récit d'une étreinte fulgurante entre une jeune anthropologue et un ours dans les forêts du fin fond du Kamtchatka, en Russie. Rencontre qui a bien failli tourner au drame, rencontre dont il ne reste que des bribes de souvenirs et dont, pourtant, la portée sera éternelle. Dans Croire aux fauves, Nastassja Martin met en suspens l'écriture scientifique pour raconter d'une plume bouleversante ce face à face et ces conséquences existentielles.


Quand les frontières se brouillent


À celles et ceux qui connaissent le travail de Nastassja Martin, on pourrait dire qu'elle fait dans Croire aux fauves l'expérience de ce dont elle est spécialiste: la liminarité, les confins, l'entre-deux-mondes. Sans surprise, Croire aux fauves se comprend mieux après avoir lu Les âmes sauvages, où elle rapporte les croyances des Gwich'in concernant les âmes mélangées, qui ont sans doute influencé sa compréhension de ce qu'elle va vivre. Car dans cet ouvrage, elle rapporte son expérience terrible, cette rencontre avec l'ours, qui va la faire basculer dans un autre monde. Rappelons-nous, avec les Gwich'in, puis les Evènes du Kamtchatka, Nastassja Martin découvre les nombreux ponts que les autochtones jettent entre les êtres sauvages et les hommes. Dans leur mode de vie, il est essentiel d'être en mesure d'entamer un dialogue avec les êtres qui peuplent la forêt et ils le font de diverses manières, avec des masques représentant des gueules d'animaux, avec des récits anthropomorphes qui brouillent les frontières, en chassant tout en reproduisant le bruit des animaux, en adoptant leurs démarches, voire en s'enduisant de leur odeur. Ces tentatives d'endosser l'intériorité de l'animal permettent d'ouvrir un terrain d'échange avec les êtres sauvages, mais suppose aussi un danger, que Nastassja Martin avait paradoxalement très bien anticipé:

Car tel est le drame essentiel présenté, représenté, joué et rejoué dans les histoires, celui qu'il faut constamment garder à l'esprit: chacun peut, à tout moment, prendre le pas sur l'autre; personne ne sait, dans le face-à-face archétypal - un homme et un élan; un homme et un ours; un homme et un loup -, qui va vaincre, qui va tuer ou qui va être tué; qui fascine ou qui sera fasciné par l'autre. Ce combat entraîne tous les êtres avec lui, et il est nécessaire de rappeler qu'il ne va jamais de soi et qu'il implique toujours un certain nombre de risques objectifs.

De fait, lorsque, par exemple, le chasseur s'enduit d'urine de la femelle dans l'espoir d'attirer le mâle, qu'il tâche de se mettre dans le tête de l'ours pour mieux le traquer, le chasseur se place dans une zone liminaire "où ce qui est lui et ce qui ne l'est plus reste suspendu entre deux eaux, le flou doit impérativement être dissipé ensuite sous peine de dissolution de soi." Or, l'issue est souvent la mort. Tuer revient à démasquer, à restaurer les frontières entre espèces en réactualisant sa différence. Sauf que dans le face-à-face de Nastassja Martin avec l'ours, chacun part blessé, mais vivant, non sans laisser une part de soi vivre en l'autre. Et c'est précisément sur ces retombées, sur l'"après" que ce concentre Nastassja Martin, sur la difficulté de se retrouver, de se reconstruire, après s'être perdue dans le regard de l'ours:


A mesure qu'il s'éloigne et que je rentre en moi-même nous nous ressaisissons de nous-mêmes. Lui sans moi, moi sans lui, arriver à survivre malgré ce qui a été perdu dans le corps de l'autre; arriver à vivre avec ce qui y a été déposé.

Son récit commence juste après l'attaque. Celle-ci sera racontée de façon morcelée, erratique, à l'image de ses souvenirs. En parallèle, elle relate à la fois son traumatisme, mais aussi les enjeux de reconstruction de son identité qui se cristallisent autour de "la gueule cassée". Être défiguré dans notre société est une sentence violente, avec laquelle elle va devoir composer. Elle rapporte son hospitalisation, en Russie d'abord, puis en France, où sa mâchoire à reconstituer devient le théâtre d'une guerre froide hospitalière franco-russe. Comme elle dit elle-même, après avoir vécu le monde trop alter de la bête, elle vit celui trop humain de l'hôpital. Elle en souffre, mais elle ne peut pas en vouloir à ces "mains citadines qui cherchent des solutions aux problèmes de fauves".


Je n'ai qu'un conseil: se plonger dans ce récit troublant et bouleversant d'une collision entre les mondes. Son récit a quelque chose de viscéral et d'envoûtant, d'absolument poignant. Cette rencontre n'est pas celle de deux altérités absolues, comme on serait tenté de le croire. Au contraire, Nastassja Martin décortique ce moment suspendu où elle est persuadée de partager avec l'ours un moment de vérité. Bref, une brèche dans le vivant comme on en lit peu, sublimée par une écriture sensible et puissante d'évocation. Une lecture dont on ne sort pas indemne.


 

Boîte à pensées (Croire aux fauves)


"L’ours est parti depuis plusieurs heures maintenant et moi j’attends, j’attends que la brume se dissipe. La steppe est rouge, les mains sont rouges, le visage tuméfié et déchiré ne se ressemble plus. Comme aux temps du mythe, c’est l’indistinction qui règne, je suis cette forme incertaine aux traits disparus sous les brèches ouvertes du visage, recouverte d’humeurs et de sang : c’est une naissance, puisque ce n’est manifestement pas une mort."


« Ce jour-là, le 25 août 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. »


« Je veux devenir une ancre. Une ancre très lourde qui plonge jusque dans les profondeurs du temps d’avant le temps, le temps du mythe, de la matrice, de la genèse. Un temps proche de celui où les humains peignent la scène du puits à Lascaux. Un temps où moi et l’ours, mes mains dans ses poils et ses dents sur ma peau, c’est une initiation mutuelle ; une négociation au sujet du monde dans lequel nous allons vivre. »


« Il reprend en fronçant les sourcils. Les ours ne supportent pas de regarder dans les yeux des humains, parce qu’ils y voient le reflet de leur propre âme. Tu comprends ? Pas trop, non, je réponds. C’est simple pourtant, Nastia. Un ours qui croise le regard d’un homme cherchera toujours à effacer ce qu’il y voit. C’est pour ça qu’il attaque inévitablement, s’il voit tes yeux. Tu l’as regardé dans les yeux, n’est-ce pas ? Oui. Ah ! »

bottom of page