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Le Testament français - Andreï Makine

Récit de l'Atlantide. L'écrivain: un passeur de mondes.


Résumé


Charlotte est une femme d'origine française, qui a émigré en Sibérie avec sa mère durant l'entre-deux guerre. Pendant les longues soirées d'été, depuis son balcon dans la petite ville de Saranza, au seuil de la steppe russe, elle raconte à son petit-fils Aliocha et sa soeur sa France de la Belle Epoque. À travers le regard d'enfant d'Aliocha, celle-ci prend des allures d'Atlantide, de pays imaginaire où l'esprit "à la française" prend des airs soviétiques. Contraint de grandir entre deux mondes, Aliocha doit apprendre à faire corps avec deux langues, deux cultures, qui façonnent à leur manière le monde qui l'entoure. Fusion amoureuse, honte, rejet, repentance ou encore fierté vont tour à tour caractériser sa relation à sa "greffe française". Avec ce récit d'inspiration autobiographique, Andreï Makine dessine le destin d'Aliocha en même temps que le sien, celui d'un écrivain russe écrivant en français, en prise avec les sentiments d'identité et d'appartenance.

 

La nation en question - mon avis


Le Testament français, bien que couronné du prix Goncourt (mais aussi du Goncourt des lycéens et du prix Médicis) reste relativement accessible, rendu dans une écriture simple. Ode à l'esprit français, il dépeint aussi, à travers la vie de Charlotte, le dureté du quotidien en Sibérie, pendant et autour de la guerre. Famine, viols, les terreurs staliniennes, la misère de l'ère soviétique; rien ne nous est épargné. Difficile toutefois de rendre compte de l'histoire à proprement parler de cet ouvrage, car celle-ci n'en est pas vraiment l'attrait principal. Il s'agit plutôt d'une quête intime à la recherche de son identité, celle d'un binational en prise avec l'âme française et russe. Le Testament français, c'est surtout l'histoire d'une transmission - d'où son titre, un testament culturel.


Dompter la panthère


Au fond, Andreï Makine questionne à travers les tâtonnements d'Aliocha ce qu'est être français ou russe, ce qu'est la culture, ou encore ce qui fait l'essence d'un pays.


La France n'était plus pour moi un simple cabinet de curiosités, mais un être sensible et dense, dont une parcelle avait été un jour greffée en moi.

Toute l'histoire de Testament français s'adosse à cette perpétuelle recherche de soi, à une identité en devenir, qui se travaille avec et contre l'héritage familial et l'environnement social. Quand Charlotte raconte ses histoires de la France d'antan à Aliocha et sa soeur, le lecteur les découvre telles qu'elles sont comprises par les enfants. C'est donc une France fantasmée, iréelle, dont la part d'inconnu se déguise grâce à leur imaginaire russe.


Aliocha est d'abord honteux de sa différence qui le distingue auprès de ses camarades russes, mais il finit par se laisser séduire par ce mirage et choisit d'endosser son identité française avec passion. Il désire un temps ardemment cette France mythique. Mais au fur et à mesure qu'il grandit, le voilà forcé de quitter le royaume de l'enfance et décide d'étudier pour devenir historien. En devenant érudit, en amassant une connaissance trop précise, détaillée, froide de l'histoire, l'imagination de l'enfant est chassée. À sa grande surprise, toute la saveur qui faisait les récits de Charlotte disparaissent, laissant place un instant au désespoir, au rejet. Au terme de ce processus, Aliocha finit par entrevoir la possibilité d'une relation plus mature et apaisée à cet autre qui le constitue.


Par ce récit, Le Testament français s'inscrit ainsi contre l'intégrisme. Car Aliocha, après un long parcours, parvient à un équilibre. Comme dirait Amin Maalouf, il parvient à "dompter la panthère", cette chimère de l'identité, qui tue si on la persécute aussi bien que si on lui laisse complètement libre cours. Aliocha, lui, s'y est confronté et l'a digérée au cours d'un long et tortueux chemin de vie. Le tout conté avec, parfois, de belles fulgurances, mais irrégulières (si je lis encore une fois le mot steppe...). Sans me laisser un souvenir impérissable, je retiendrais une chose du Testament français: l'ode au pouvoir de l'imaginaire. Celui de l'enfant d'abord, dont l'écrivain prend ensuite la relève, avec ses doutes et imperfections. Andreï Matkine s'en sort tout de même honorablement, pour avoir su aborder la thématique de l'identité sans pour autant en faire un livre trop intellectuel. Il l'aborde avec sensibilité, par des scènes intimes qui ancrent ces réflexions abstraites dans la chair du vécu.


 

Thématique - L'Atlantide, royaume de l'imaginaire


S'il fallait trouver une clé à ce roman, ce serait pour moi sans aucun doute ces passages des pages 308-309:


Je compris à ce moment-là que l'Atlantide de Charlotte m'avait laissé entrevoir, dès mon enfance, cette mystérieuse consonance des instants éternels. A mon insu, ils traçaient, depuis, comme une autre vie, invisible, inavouable, à côté de la mienne. [...] C'est cette vie qui se révélait maintenant essentielle. Il fallait, je ne savais pas encore coment, la faire s'épanouir en moi. Il fallait, par un travail silencieux de la mémoire, apprendre les gammes de ces instants.

Au fond, Le Testament français est un récit dédié à la puissance évocatrice de la mémoire et de l'imagination par le véhicule de la langue, qui rend présent (les souvenirs, les morts), mais qui actualise aussi en nous tous les possibles d'une vie. Elle cristallise comme un kaléidosccpe ce qui fût, ce qui aurait pu être, ce qui sera, ou peut-être, jamais, qui sait... Les expériences qu'on ne fait pas, l'héritage familial invisible, parfois inconscient, qui peuple notre imaginaire nous constitue autant que les expériences que l'on fait (pour Aliocha, il s'agit de la vie de sa grand-mère). L'importance de l'héritage culturel d'un pays, véhiculé par la langue, prend tout son sens, car il donne précisément forme à la manière dont on est au monde. La langue est l'interface par laquelle toute pensée se forme et par lequel le monde nous atteint. D'où l'importance d'en saisir les nuances.


Si les enfants ont de la facilité à jongler entre ces niveaux de réalité, celui de l'imaginaire et du "réel", il n'en va pas de même de l'adulte. Sauf, peut-être, s'il devient écrivain. C'est précisément le chemin emprunté par Aliocha, qui abandonne l'histoire pour devenir écrivain, comme pour sublimer ces possibles dont il a hérité par la voix de Charlotte. Le Testament français, c'est donc aussi une ode au roman, qui, au même titre que l'imagination et la mémoire, peut transformer une nuit froide, battue par les vents, en un après-midi baigné de soleil, dans un café de Paris fourmillant d'activités.


Le Testament français m'a, il est vrai, lassée par son style un peu froid, un peu distant. Les émois du jeune Aliocha qui découvre le corps de l'autre, la guerre telle que vécue dans l'arrière-pays Russe, tout cela m'a finalement assez peu touchée. En revanche, ce moment où le narrateur réalise que la littérature peut venir en aide à l'Atlantide de l'enfance qui doucement s'efface (Aliocha finit par écrire la biographie de sa grand-mère), ce moment-là m'a donné comme un second souffle.


 

Le tiroir à pensées


"Encore enfant, je devinais que ce sourire très singulier représentait pour chaque femme une étrange petite victoire. Oui, une éphémère revanche sur les espoirs déçus, sur la grossièreté des hommes, sur la rareté des choses belles et vraies dans ce monde. Si j'avais su le dire, à l'époque, j'aurais appelé cette façon de sourire "feminité"..."


"Nous devinions que dans ses yeux baissés perlaient les larmes... Face à nous, le soir de notre jeu sacrilège, nous voyions non plus une fée bienveillante d'autrefois, conteuse de quelque Barbe-bleue ou d'une Belle au bois dormant, mais une femme blessée et sensible malgré toute sa force d'âme. Ce fut, pour elle, ce moment d'angoisse où soudain l'adulte se trahit, laisse apparaître sa faiblesse, se sent un roi nu dans les yeux attentifs de l'enfant. Il faut alors penser à un funambule venant de faire un faux pas et qui, durant quelques secondes de déséquilibre, n'est retenu que par le regard du spectateur lui-même gêné par ce pouvoir inattendu..."


"Je crus pouvoir expliquer cette double vision par mes deux langues: en effet, quand je prononçais en russe "царь", un tyran cruel se dressait devant moi; tandis que le mot "tsar" en français s'emplissait de lumières, de bruits, de vent, d'éclats de lustres, de reflets d'épaules féminines nues, de parfums mélangés - de cet air inimitable de notre Atlantide."


"[...] le traducteur de la prose est l'esclave de l'auteur, et le traducteur de la poésie est son rival."


"Je compris à ce moment-là que l'Atlantide de Charlotte m'avait laissé entrevoir, dès mon enfance, cette mystérieuse consonance des instants éternels. À mon insu, ils traçaient, depuis, comme une autre vie, invisible, inavouable, à côté de la mienne. C'est ainsi qu'un menuisier façonnant, à longueur de jours, des pieds de chaises ou rabotant des planches n'aperçoit pas que les dentelles des copeaux forment sur le sol un bel ornement scintillant de résine, attirant par sa transparence claire, aujourd'hui, le rayon du soleil qui perce à travers une étroite fenêtre encombrée d'outils, demain - le reflet bleuté de la neige. C'est cette vie qui se révélait maintenant essentielle. Il fallait, je ne savais pas encore comment, la faire s'épanouir en moi. Il fallait, par un travail silencieux de la mémoire, apprendre les gammes de ces instants. Apprendre à préserver leur éternité dans la routine des gestes quotidiens, dans la torpeur des mots banals. Vivre, conscient de cette éternité..."

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