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Les Dieux du Tango - Carolina De Robertis

Updated: Feb 14, 2021


La misère d’immigrés en terre argentine trouve dans le tango et le monde crépusculaire un rayon de lumière. Leda en fera son salut.

 

Résumé


Les Dieux du Tango suit pas à pas le destin d’une jeune italienne, Leda, appelée – par obligation maritale – à traverser l’océan Atlantique, direction l’Amérique du Sud, dans l’espoir d’y trouver un avenir meilleur. Ses bagages à peine posés en Argentine, le destin lui joue déjà un tour. Rien ne sera comme elle l’avait imaginé - de fait, rien ne sera plus comme avant. L’Argentine, cette terre d’immigration qu’elle n’avait pourtant pas choisie, deviendra pour Leda une terre réparatrice, de plaies qu'elle ne soupçonnait même pas. Son salut tient au seul artefact qu’elle a emporté d’Italie : un violon, qui lui ouvrira les portes du tango et du monde de la nuit. Récit d’amour, récit initiatique, Leda apprendra à dompter le tango à mesure qu'elle apprendra à vivre avec son passé et ses secrets les mieux gardés. Envoûtant et palpitant, Les Dieux du Tango raconte à la fois l'Argentine du début du XXe siècle, un monde en profonde mutation, en même temps qu'il conte l'émancipation d’une jeune femme qui trouvera dans les bas-fonds de Buenos Aires le courage d’être une autre : celle qu’elle a toujours été, mais sans jamais oser y croire.



Un récit d'émancipation - mon avis


Les Dieux du Tango donne à voir un monde en pleine mutation : l'Argentine du début du XXe siècle. L'industrialisation naissante exacerbe les luttes des classes, que l'on observe depuis les yeux de Leda, dont le veuvage précoce est une des terribles conséquences. Dante, son défunt mari, est la victime collatérale d'un choc entre la police et des militants anarchistes. Cette lutte pour de meilleurs droits sociaux exclut pourtant encore les femmes, dont les droits sont extrêmement limités. Soumises au père, puis au mari, les femmes restent d'éternelles mineures. Et surtout - pas de musique ! Car la musique est affaire d'hommes - le tango surtout, si lascif et sensuel. La musique ne peut être l'apanage des femmes, d'autant plus celle-ci, qui d'origine populaire se joue essentiellement (à ses débuts) dans des cafés et des bordels. Mais Leda n'en aura que faire. C'est qu'elle arrive en Argentine avec dans les valises un violon, offert en cadeau d'adieu par son père. Destiné à son mari, bien sûr. Celui-ci mort, Leda s'approprie, d'abord timidement, puis avec détermination, l'interdit violon.


En tant que jeune femme veuve, seule en Argentine, sa situation est déserspérée. Pas de travail pour ces femmes à l'usine, les syndicats ayant trop peur qu'elles volent le travail des hommes ou qu'elles affaiblissent leur combat, en travaillant pendant les grèves. La restauration ? Illégal. Trop d'établissements cachent en réalité des maisons closes. Le travail domestique ? Il faut parler espagnol et c'est mal payé. Il ne lui reste que la couture, qui paie peu. Ou alors la prostitution. Désespérée, elle trouve un compagnon de fortune dans les notes silencieuses qu'elle tire avec une secrète obsession de son violon, reclue au fond de sa chambre de bonne. Si on ne naît pas femme, mais qu'on le devient, l'inverse doit être vrai aussi, pense-t-elle. Résolue à échapper à la condition auquel son statut de femme la condamne, Leda entreprend sa transformation : devenir un homme et vivre de sa musique.


Pour moi, la lecture de ce roman s'est faite sur le mode d'un tango : sans accroc, douce, enfiévrée. D'une écriture souple, Carolina De Robertis dépeint aussi bien les états d'âme que traverse Leda dans son incroyable transformation, les constructions sociales qui entourent les genres, que les tensions de l'Argentine du XXe siècle ou les soubresauts d'une musique en pleine évolution. Bref, non seulement on se laisse emporter par le flot de sa plume comme dans un tango libertin, mais on y trouve aussi de quoi mettre en perspective la question des genres et, bien sûr, de quoi nourrir un féminisme bien trempé. Bref, en filant sa vie avec celle du tango, Leda permet à Carolina De Robertis de chanter une ode au tango sur une note revendicatrice et émancipatrice. Car oui, le tango est aussi musique de femmes.


 

Quelques thématiques


Je est un autre


Quand le jeune Rimbaud écrit cette phrase énigmatique, il souligne cette bizarrerie qui fait que le poète ne possède pas ses poèmes, mais qu'il assiste à leur éclosion, comme surpris de ce qu'il est capable d'exprimer. En quelque sorte, c'est l'opposition du "je pense donc je suis" de Descartes au "quelque chose pense" de Nietzsche. La compréhension du sujet comme pleine maîtrise de soi ne serait donc qu'une illusion. Et je ne pourrais trouver de définition plus parfaite pour Leda, elle qui, par sa transformation de femme en homme, fait dialoguer son moi profond avec son opposé : l'autre, l'indéfini, l'étranger, l'inconnu.


Leda illustre par son évolution le fait qu'il y a plus en nous que ce dont on peut avoir conscience. "Deviens ce que tu es", cette fameuse phrase trop souvent dévouée dans les livres de développement personnel bon marché, suppose de ne pas trop se demander qui on est, justement. J'aime énormément l'interprétation que Dorian Astor donne de la pensée de Nietzsche sur le sujet : deviens ce que tu es est une sagesse silencieuse du soi. Sagesse empirique s'il en est et Leda expérimente, donc, jusqu'à se reconnaître homme. Sa trajectoire rompt ainsi une vision très monolithique de l'individu et des genres et sème un trouble à mon sens bienvenu dans la lecture, d'autant plus qu'elle est inspirée d'une histoire vraie. Billy Tipton, en son temps, s'est faite passer pour un homme, jusqu'à se marier et élever des enfants, cachant avec soin son secret pour se réaliser en tant que musicienne. Un destin incroyable...



On ne naît pas homme, on le devient


En disséquant la trajectoire de Leda, Carolina De Robertis analyse avec tact nos stéréotypes de genres et les constructions sociales qui les entourent. Goffman, sociologue de son état, parle à ce propos des "cadres" ou des normes qui régissent toutes situations quotidiennes. Or, quel est le meilleur moyen de les mettre en évidence ? Eh bien, les briser. Passer de l'autre côté. À travers les yeux de Léda la transfuge, un voile est donc levé:

Cette nouvelle vie lui offrait de nombreuses libertés. Elle pouvait fumer, elle pouvait marcher la nuit dans la rue, elle pouvait jurer et cracher par terre. Elle pouvait faire un travail qui lui rapportait deux fois plus que tout ce qu'une femme aurait pu gagner en restant habillée. Mais il y avait aussi de nouvelles exigences. Elle devait être constamment vigilante par rapport à sa façon de se tenir (la tête bien droite, les épaules carrées) et sa démarche (un pas décidé, attention aux hanches). Elle devait montrer de l'assurance, voire même de l'arrogance. Elle devait faire très attention à sa voix, la cantonner à son timbre le plus grave. [...] Elle ne pouvait jamais relâcher sa garde, pas même un instant, car les hommes se jaugeaient continuellement entre eux. Elle n'avait jamais noté l'ampleur de ces transactions invisibles avant de devoir y prendre part. Parfois elles étaient flagrantes, parfois subtiles, réglées avec les lèvres pincées ou des regards furtifs, parfois même un sourire ou un baiser sur la joue, tout en calculant les risques en cas de bagarre. Être un homme, cela voulait dire faire face à la violence à chaque coin de rue. Pour celui qui était incapable de se défendre, il était inutile de jouer la carte de l'innocence ou de la pureté, comme une femme aurait pu le faire.

Nouvelles libertés, nouvelles pressions sociales, nouvelles intransigeances. Son apprentissage passe aussi par un rite inévitable, l'ultime de ces transactions, celle de la sexualité, non sans son lot de sueurs froides, de peur pour Leda d'être découverte. Pleine de désirs, Leda est pourtant déchirée entre son désir d'assouvir ses envies et son empathie pour ces femmes qui auraient pu être ses compagnes de misère. La transformation est complète lorsqu'elle fourre dans son pantalon une boule de tissu avec laquelle "elle se sentait plus forte et plus confiante [...]. La douce pression lui rappelait cet endroit de son corps, cet endroit d'où partait le sexe masculin, pour que, sur scène, elle puisse jouer de là." Le désir freudien se voit ici littéralement assouvi et illustre à quel point les normes, lorsqu'elles sont si bien intégrées et adoubées, jouissent d'un réel pouvoir. Mais Leda - ou Dante - avance ainsi, de palier en palier et à force de jouer à l'homme, d'être perçue et traitée comme tel, finit d'achever sa transformation, jusqu'à ce fameux jour où:

elle sut. Elle fut soudain il. À la maison, elle reconnut comme le sien ce pronom que le monde lui donnait chaque jour. Ce n'était pas parce que son corps avait changé ni parce que son histoire avait changé, ce n'était même pas parce qu'il ne se reconnaissait plus dans une identité de femme mais seulement parce que le fossé entre intérieur et extérieur, la personne et le déguisement, la vérité et le faux-semblant s'était resserré au point de devenir invisible.

Les Dieux du Tango regorge ainsi de réflexions autour de la notion d'identité et c'est à mon sens ce qui a contribué à rendre sa lecture si stimulante. Ce dernier extrait laisse entendre que, finalement, l'identité revient à penser l'adéquation entre la façon dont je me perçois et dont les autres me perçoivent. Autrement dit, mon identité repose pour beaucoup dans le regard des autres et c'est vertigineux. "L'enfer, c'est les autres", disait Sartre avec justesse. Or, sur l'identité, je reviens toujours au magnifique petit essai d'Amin Maalouf Les Identités meurtrières, où il dit précisément :

Car c'est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances, et c'est notre regard aussi qui peut les libérer.

L'histoire de Leda en est en quelque sorte la démonstration. Sauf qu'au lieu de confronter les normes sociétales, elle épouse les stéréotypes masculins qui lui permettront de ressoudre sa dissonance cognitive entre sa perception de soi et le regard des autres. Son alter-égo, sa propre négation apparaît à un moment donné sous la forme de Rosa, chanteuse à la voix de velours, qui a décidé de ne pas franchir la barrière, de ne pas passer de l'autre côté:

Ses seins et ses hanches étaient bien trop visibles sous ses vêtements, ses courbes la trahissaient; elle ne ressemblait en rien à un homme. Et elle ne faisait même pas semblant. [...] Dante fixa l'apparition, son écho, son pire cauchemar. [...] Comment osait-elle? Elle n'avait pas le droit de faire ça. Cette petite morveuse de fond de bar jouait avec la frontière que Dante [Léda] avait tout risqué pour franchir, elle s'affichait à la vue de tous.

Leda, par désespoir, par sens de la survie, s'est conformée en même temps qu'elle s'est transformée. Rosa, elle, force le regard des autres à changer et se veut intransigeante sur son identité. La première s'est arrogé les prérogatives masculines en se violentant pour se fondre dans les étroites appartenances de la société, alors que la seconde les a rattachées à sa féminité. Ce qui apparaît comme infiniment injuste à Leda dans un premier temps finira par la convaincre qu'elles sont les deux faces d'une même pièce. Deux tentatives de faire avec son temps...


Le tango, destin d'une musique populaire


Un autre élément que j'ai trouvé particulièrement intéressant dans cette lecture, c'est l'évocation de l'évolution du tango, sur fond de tension politique et de lutte des classes. À ses débuts, le tango se jouait avec beaucoup de percussions et régnait en maître au coeur des classes populaires. Puis l'arrivée du bandonéon d'Allemagne transforme radicalement le tango jusqu'à sa "texture originelle en ralentissant son rythme, puisqu'il fallait le temps pour les doigts de courir sur les touches et de presser l'instrument simultanément." Le tango poursuit son évolution, jusqu'à cesser d'être la musique des exclus pour devenir à la mode et faire danser la haute société. Celle-ci transforme à son tour le tango, ouvrant la voie au piano. Carolina De Robertis décrit alors une scène de danse dont j'ai malheureusement perdu la référence, mais qui illustre magnifiquement bien la façon dont l'anoblissement du tango l'affecte. Les danseurs sont plus pudiques, les prestations moins sauvages, plus intellectuelles. La sensualité du tango fascine, son érotisme torride fait deviner des tensions que les corps guindés de la bonne société n'osent désormais qu'évoquer.


Bref, cette histoire que Carolina De Robertis évoque entre celles de ses personnages donne à voir un fait qui personnellement m'intéresse beaucoup : la musique populaire, souvent, est une musique qu'on pourrait dire "corporelle", soit qui engage le corps, qui invite à participer, marquer le rythme, applaudir. Les musiques dites "nobles", celles validées par les élites, elles, se consomment de façon plus intellectuelle. Tout ce qui se trouve sous l'intellect (le ventre, les tripes, le sexe) paraît alors moralement suspect. On peut certes regretter ce glissement du tango vers quelque chose de plus guindé, mais Santiago, un des musiciens du band de Léda, a bien compris qu'il s'agit là de la preuve que le tango est une musique vivante, qui change, vit avec son temps et qui par ailleurs se démultiplie, cohabite, survit. Paradoxalement, c'est parce que les riches ont sorti le tango des bas-fonds et l'ont rendu plus "respectable" que les femmes ont pu s'y faire une place. Cela permet même à Carolina De Robertis cette délicieuse conclusion, sur laquelle je vous laisse :


Le tango est à nous. Rappelle-toi ça, rappelle-toi d'où il vient. Pour chaque personne qui connaît ses racines, il y en a cent qui ne les connaissent pas. Et peut-être qu'un jour ceux qui savent auront tous disparu. Mais le secret vivra toujours, son coeur bat dans les percussions et dans son rythme syncopé. Même quand les percussions auront disparu, il vivra dans les pas des danseurs qui ne sauront même pas qu'ils imitent les pas d'une vieille religion arrivée ici dans le ventre purulent des négriers. Le seul plaisir qui survit à l'enfer. [...] Et ces blancs se demandent pourquoi ils se sentent si vivants avec le tango. Ne t'inquiète pas pour ça. N'essaie même pas de le leur dire. Contente-toi de leur donner cette musique et laisse-la faire le reste.

 

Le tiroir à pensées


"Le tango est une pensée triste qui se danse."


"La musique était une flèche qui transperçait les murs les plus épais. La musique faisait oublier les inégalités. La musique transcendait les siècles. C'était le nectar des démons, l'ambroisie de Dieu."


"C'était une drôle de pensée, c'était même absurde de se dire que le tango pouvait contenir quelque chose de la terre où il était né, une pulsion, une empreinte. C'était le genre de pensée qui faisait interner les gens dans les asiles. Et pourtant, certaines nuits, alors qu'elle jouait sur les scènes éclairées par des torches, elle sentait le continent sous ses pieds, son coeur enterré loin sous les lattes de bois gémir de chagrin. Ou peut-être était-ce de plaisir, elle n'aurait su dire. Mais elle entendait distinctement ce gémissement. Il s'enroulait autour de la colonne vertébrale de la contrebasse de Joaquin, autout de ces notes solides qui formaient le squelette sur lequel la mélodie pouvait se lover et vibrer. Le gémissement voguait le long du courant caché dans le rire chaud du bandonéon, faisait écho aux notes agitées du piano. Il s'élevait et retombait autour d'eux comme son fantôme en leur sein, un écho désincarné, un élancement de blessures inavouées, de lumières, de désirs et de couleurs; c'était la pulsation des Amériques, le battement de coeur du continent qui se déchaînait enfin."


"La solitude la prenait à la gorge comme un fil de fer meurtrier. Personne ne la voyait comme elle était vraiment; il n'y avait pas d'issue possible à cette mascarade et à son histoire. Ce n'était pas qu'elle ne voulait pas vivre dans la peau de ce nouveau Dante, mais en cachant la moitié de son histoire elle avait l'impression de devenir invisible, ou à moitié visible, comme la lune quand une de ses faces est voilée. Et il y avait des moments où elle avait envie qu'on la voie, qu'on la touche. Comme ce n'était pas possible, elle repoussait ces idées de son esprit. Elle était heureuse que personne ne puisse la voir, en tout cas, pas toute entière. C'était son salut. Les gens ne peuvent pas voir ce qu'ils ne peuvent pas imaginer, et même à ses propres yeux, elle défiait l'imagination. Elle était comme un accroc dans le tissu du réel. Aucune femme n'avait jamais fait ça, si?"

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