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Mon nom est Rouge - Orhan Pamuk

Updated: Feb 14, 2021

Entre Orient et Occident, tout est question de point de vue. Puis survient le meurtre.

 

Résumé


Istanbul, 1591. Depuis des siècles, les ateliers de peintres s'échinent à dessiner en respectant les lois de l'Islam et la plus pure tradition. Mais le Sultan, déterminé à montrer de quoi son peuple est capable, commande à ses meilleurs éléments un livre de nature sulfureuse, qui s'inspire - pour mieux les dépasser - des normes italiennes et non orientales. Pour éviter toute dénonciation d'idolâtrie, le projet est tenu secret. Les peintres oeuvrent dans l'ombre, non sans susciter jalousie et prendre des risques. De fait, Mon nom est Rouge s'ouvre sur la découverte du cadavre d'un de ces miniaturistes. Le lecteur s'embarque alors, aux côtés de Le Noir, un ancien apprenti de l'atelier, dans une enquête policière qui mêlera considérations esthétiques, philosophiques et politiques. Meurtre, enjeux de pouvoir, intrigue amoureuse, tous les ingrédients sont réunis pour le grand frisson dans ce roman polyphonique, qui plonge dans l'univers fascinant de l'Empire ottoman de la fin du XVIe siècle.



Une narration chorale - mon avis


Avant toute chose, mon mea culpa: j'ai lu ce livre il y a déjà quelque temps, mais je n'ai pas eu le courage de m'atteler de suite au commentaire, alors j'espère me rappeler tous les éléments de l'intrigue correctement...! N'hésitez pas à me reprendre en commentaire.


Mon nom est Rouge ayant reçu le prix du Meilleur livre étranger en 2002 et son auteur le Prix Nobel de littérature en 2006, je me suis dit que je pouvais y aller les yeux fermés. J'ai parfois cette faiblesse, oui.


Le roman s'ouvre sur un incipit et une idée très séduisante (je parle bien sûr de la forme et non du fond!). Jugez plutôt:

Maintenant, je suis mon cadavre, un mort au fond d'un puits. J'ai depuis longtemps rendu mon dernier souffle, mon coeur depuis longtemps s'est arrêté de battre, mais, en dehors du salaud qui m'a tué, personne ne sait ce qui m'est arrivé. Mais lui, cette méprisable ordure, pour bien s'assurer qu'il m'avait achevé, il a guetté ma respiration, surveillé mes dernières palpitations, puis il m'a donné un coup de pied dans les côtes, et ensuite porté jusqu'à un puits, pour me précipiter par-dessus la margelle. Ma tête, déjà brisée à coup de pierre, s'est fracassée en tombant dans le puits; mon visage et mon front, mes joues se sont écrasés, effacés; mes os se sont brisés, ma bouche s'est remplie de sang.

Vous vous attendez à un polar et vous voilà donné dès l'incipit l'art et la manière du meurtre, plus une flopée d'indices sur le meurtier ! Les circonstances du meurtre sont clairement posées dès le début et les rares suspects sont connus d'emblée. Tout l'intérêt du roman sera de cheminer en compagnie des personnages, parmi lesquels le meurtrier, et de tâcher de le démasquer. Orhan Pamuk se délecte d'ailleurs de cette situation, en s'amusant à orienter le lecteur sur des fausses pistes, tout en lui laissant quelques indices. Bref, c'est un jeu de chat et la souris qui, sur le principe, m'a énormément plus (je reviens plus en détail sur ce point ci-dessous). La prosopopée - cet art de faire parler quelque chose ou quelqu'un d'absent, comme un cadavre - reviendra de façon très recurrente au cours du roman.


Mais. Vous le sentiez venir ce mais ? On nous promet du dépaysement, ce que je valide. Trop, même. Entre l'histoire des Pachas, les différents schismes religieux, les termes techniques d'époque, on peut vite se sentir perdu. C'est dense, touffu et franchement parfois excessif, ce qui rend par moment la lecture pénible - pour être honnête, le livre a failli m'en tomber des mains. On nous promet aussi une enquête policière, finalement assez décevante. Certes, tout commence avec un meurtre et se termine avec la découverte du coupable, mais l'enquête n'est vraiment qu'un prétexte pour dérouler tout un ensemble de considérations esthétiques et philosophiques, de digressions infinies et répétitives. Par ailleurs, la structure du roman prend du temps à se mettre en place et m'a longtemps parue chaotique, avec, dans l'ordre, un chapitre où le cadavre nous parle, puis un autre personnage (Le Noir), un dessin de chien, puis d'arbre, etc, etc. Chacun y va de ses histoires, de ses mythes, ce qui en fait un véritable roman polyphonique d'inspiration "Milles et Une Nuit".


Malheureusement pour moi, Mon nom est Rouge m'a paru long et indigeste, avec une répétition ad nauseam des mêmes thèmes : peut-on avoir son propre style ou doit-on respecter la tradition, rester dans l'imitation ? Peut-on signer son oeuvre ? Un peintre est-il responsable des contenus qu'on lui commande ? Etc. Ces questions - certes passionnantes - sont traitées de façon trop artificielles, trop peu imbriquées au récit, aux motifs du meurtre par exemple, et, surtout, trop récurrentes pour être vraiment accrocheuses. Dommage.


Les réflexions qui sont déroulées au fil du livre sont pourtant des plus intéressantes. Je pense par exemple à ces tensions entre les considérations esthétiques de l'Orient et de l'Occident et aux conclusions théologiques qui en découlent. Pour les peintres de la tradition orientale, il ne saurait en effet être question de style et je laisse la plume d'Orhan Pamuk l'expliquer:

Un beau jour, expliquait-il, Dieu avait vu le monde dans sa perfection, et, confiant en la beauté de ce qu'il voyait, avait décidé de le léguer, sous cette forme, à ses serviteurs. Le devoir nous était échu, à nous peintres et amateurs, de rappeler, de nous rappeler ce paysage vu par Dieu dont se transmettait l'héritage. Les grands peintres, à chaque génération, se rendaient aveugles par le travail, faisaient le sacrifice de toutes leurs forces, de toute leur vie à la représentation de cette vision sublime, de ce qui avait été rêvé et vu par Lui. [...] Il ne leur était pas plus donné de contempler, au demeurant, les oeuvres des prédécesseurs parfois séparés par des siècles; mais l'arbre, mais l'oiseau, le prince qui se lave au hammam, la jeune fille triste à sa fenêtre venaient toujours les mêmes sous leurs pinceaux, toujours pareils entre eux, toujours conformes au premier miracle, au modèle de la Création.

Les peintres qui respectent la tradition ne font que rendre à Dieu ce qui lui appartient, soit dessiner non pas selon la ressemblance et le réalisme, mais selon l'essence, la représentation. À l'inverse, le perspectivisme occidental fait le Sultan plus petit que le cheval, son réalisme qui permet d'identifier les gens, les singularités, serait par ailleurs la preuve de son narcissisme et le signe d'une forme d'idôlaterie. Au fond, c'est la question du rôle et du but de l'art qui est questionnée ici. Doit-il se soumettre à la théologie ou vaut-il pour lui-même ? D'où, également, la question du style, si récurrente chez Ohran Pamuk. Entre ces deux positions irréconciliables, l'assassin a choisi. Lui qui se voulait un artiste raffiné, il n'est pas horrifié par son crime, mais bien par la grossièreté de son exécution, qui ne comportait... aucun style !


Malheureusement, au terme de cette lecture, je suis bien obligée de dire que Mon nom est Déception.

 

Thématique - Briser la fiction


Un trait stylistique marquant de Mon nom est Rouge et qu'il vaut bien la peine de relever est cette façon qu'il a de briser ce qu'on appelle le "quatrième mur". Cette expression est empruntée au théâtre - mais très utilisée au cinéma - et designe le quatrième mur imaginaire qui sépare la scène du public. Diderot l'a théorisé pour décrire cette convention tacite où les acteurs jouent sur scène comme s'il s'agissait de la vie réelle, ignorant le public qui les regarde, et le public en retour accepte cette mise en scène et d'être ignoré. Bref, c'est la fine frontière qui sépare la réalité de la fiction. Évidemment, cette barrière se brise si tôt qu'un personnage s'adresse directement à nous. Raymond Queneau joue avec ce concept dans sa pièce Le vol d'Icare, tout comme Diderot s'en amuse dans Jacques le Fataliste et son Maître, mais la démonstration est des plus clairs dans une série comme House of Cards ou White Gold. Le but ? Casser l'illusion, interpeller directement le public, renforcer l'empathie envers le héros...


Dans Mon nom est Rouge, Orhan Pamuk s'amuse avec les états d'âme du lecteur, l'amenant tour à tour à se solidariser avec la victime ou le tueur. L'ouvrage s'ouvre sur le cadavre qui s'adresse directement au lecteur et va jusqu'à répondre à une des questions les plus existentielles qui soit, la vie après la mort:

En voyant ce prodige - que vous entendez ma voix, malgré l'état où je suis - je sais ce que vous allez penser: [...] raconte-nous les choses que tu as vues là-bas: est-ce que tu vois ce qu'il y a après la mort, où se retrouve ton âme, comment son l'Enfer et le Paradis [...]? il existe bien un autre monde, Dieu merci. Et pour preuvre, c'est de là que vous m'entendez parler. Je suis mort, mais, comme vous voyez, je n'ai cessé d'exister. D'un autre côté, je suis forcé d'admettre que je n'ai point rencontré ce dont on parle dans le Coran [...].

Nous voilà rassurés. Orhan Pamuk va donc se servir de ce procédé pour, parfois, se jouer du lecteur, lui lancer des pistes, se moquer gentiment de lui ou lui proposer un défi. Ainsi, au chapitre "on m'appellera l'Assassin", ce dernier nous invite à le démasquer, dévoilant au passage le travail de l'écrivain, qui retranche et expose certains aspects de l'intrigue selon la nécessité:

Vous comprenez bien que je vous raconte toutes ces choses parce qu'elles ne sont pas sans rapport avec mon affaire. Il suffirait qu'une pensée, une seule, s'affiche à mon esprit pour que tout devienne clair pour vous. Elle me ferait passer à vos yeux de l'état de vague spectre anonyme à celui plus ordinaire de coupable identifié, pris la main au collet, qu'il ne reste plus qu'à envoyer à l'échafaud. Aussi me permettrez-vous d'être sélectif avec mes pensées et de garder quelques indices par-devers moi: de même que des personnes subtiles sauront retrouver un voleur à ses traces, essayez donc de découvrir qui je suis d'après mes mots et mes couleurs.

Parfois, il s'amuse à nous prendre à défaut, comme lorsqu'Esther la colporteuse nous dit: "je sais que vous êtes tous curieux de ce qui est écrit dans la lettre que j'ai glissée à Le Noir. Comme j'ai eu la même curiosité, il se trouve que je sais tout. Vous voudrez donc bien faire comme si vous tourniez les pages de votre récit en sens inverse, et, moi, je vais vous raconter ce qui s'est passé avant même que je l'aie remise, cette lettre." Plus loin, la belle Shékuré arrime son destin au nôtre et achève la mise en abîme, déclarant:

Quand je pense, aussi, à ces manuscrits du temps de Tamerlan, deux fois centenaires, que des collectionneurs chrétiens achètent ici à prix d'or pour les emporter dans leur pays, il me vient un frisson: un jour sans doute, quelqu'un, dans un royaume tout aussi lointain, écoutera cette histoire qui est la mienne. [...] Si je sens en moi ce frisson, c'est que je désire, moi aussi, comme ces belles qui regardent à la fois dans le livre de leur vie, et hors du livre, oui je désire m'entretenir avec vous qui me suivez des yeux, depuis qui sait quelle distance d'espace et de temps. Je suis belle, avisée: votre regard sur moi n'est pas pour me déplaire; et si de temps en temps, de loin en loin, je vous dit un petit mensonge, c'est juste pour que vous ne vous fassiez pas une mauvaise opinion de ma personne.

Les personnages reprennent le pouvoir sur le lecteur qui se croit omniscient - l'ironie est délectable. Et des exemples de cette facture, il y en a des myriades. Ces petites piques et autres tentatives de nous mener par le bout du nez sont sans aucun doute l'aspect le mieux réussi et le plus réjouissant de Mon nom est Rouge. Malheureusement, elles sont trop noyées dans un récit d'une densité étouffante pour réussir véritablement à nous toucher, mais le style à lui seul valait la peine, je crois, d'être souligné.


ABE.

 

Le tiroir à pensées


Quelle chance d'être le rouge ! Je suis le feu, je suis la force. On me remarque et l'on m'admire, et l'on ne me résiste pas. Car je dois être franc : pour moi, le raffinement ne se cache pas dans la faiblesse, dans la pusillanimité mais réside dans la fermeté et la nette résolution. Je m'expose, donc, aux regards. Je n'ai crainte ni des couleurs ni des ombres, encore moins de la foule, ou de la solitude. Je jouis de prendre une surface offerte à mon ardent triomphe : je la remplis, je m'y répands ; les cœurs s'emballent, le désir augmente, les yeux s'écarquillent et tous les regards étincellent ! Regardez-moi, c'est bon de vivre ! Voyez comme c'est bon de voir ! Vivre, c'est voir, on peut me voir en tout lieu, croyez-moi : la vie commence, la vie s'achève toujours avec moi...


On enfile une venelle et, si c'est un tableau d'Europe, on croit qu'on va sortir du cadre ; si c'est à la façon de Hérat, nous nous plaçons sous le regard de Dieu; si c'est à la manière chinoise, nous ne sortons jamais du dessin, car les tableaux chinois s'étendent, se poursuivent jusqu'à l'infini.

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