top of page

Rouge Brésil - Jean-Christophe Rufin

Updated: Mar 30, 2021

Quand l'exotique devient familier. Trop familier.


Résumé

Nous sommes en 1555. Les Portugais ont déjà réclamé comme leur le Brésil, mais les Français n'ont pas dit leur dernier mot. Le chevalier Villegagnon, nostalgique des croisades, est sommé d'y établir la première colonnie française. A bord du bateau qui mène l'expédition à l'autre bout du monde, deux enfants, Just et Colombe, sont embarqués pour servir d'interprètes avec les sauvages. Sur place, chacun fera l'expérience de l'inconnu à l'aune de ses propres idéaux ; le premier sera d'abord impressionné par la puissance civilisatrice de la République pendant que l'autre se laisse charmer par les "bons" sauvages. À travers cette aventure en huis clos qui tient du récit d'un "coming of age", deux visions de la société s'opposent: celle européenne, que l'on aime à penser libératrice, mais qui est aussi meurtrière, et la société sauvage, où la sensualité côtoie la cruauté. Au bout du chemin, les illusions de chacun vont se craqueler au contact d'un réel bien trop humain. À l'autre bout du monde, Jean-Christophe Rufin orchestre en effet la répétition générale des guerres des religions, laissant entendre que, même au coeur de la forêt luxuriante de la baie de Rio, la "civilisation" n'a jamais paru si proche.


L'aventure intérieure - Mon avis


Jean-Christophe Rufin peut se targuer d'avoir un CV pour le moins impressionnant: médecin, écrivain, ambassadeur, Académicien... Il reçoit le Prix Goncourt en 2001 pour Rouge Brésil. Bref, il y aurait de quoi pavaner. Pourtant, Jean-Christophe Rufin ne verse pas dans l'étalage de son érudition, lui qui distille patiemment ci et là quelques références historiques savoureuses (car oui, l'expédition de Villegagnon a bien existé, de même que certains de ses personnages. Ainsi, il s'appuie par moments sur le récit de De Léry, un pasteur envoyé par Calvin pour accompagner Villegagnon, lorsqu'il parle de la gêne de la nudité des indiens, de l'obstacle de la langue, de la terreur qu'inspire le cannibalisme... Ces clins d'oeil sont assez délectables).


C'est dans la complexité de sa plume que l'on retrouve toutefois les traces de ce parcours hors-norme, avec une écriture élaborée, mais qui touche toujours juste. Son style est à la fois élégant et intelligent, puisque fond et forme se rejoignent et nous plongent efficacement dans l'ambiance de la Renaissance. Cette qualité de la langue m'a vraiment séduite. Prenons la description d'un personnage: là où d'autres auteurs laissent parler leur flemme (j'ai en horreur ces tournures d'un "personnage entre deux âges" dont certains abusent), Jean-Christophe Rufin ciscèle les siennes jusque dans les plus menus détails. J'adore ce passage, où il se gausse avec le lecteur du personnage grotesque qu'il vient de dépeindre:

« Mem de Sà, le gouverneur désigné, fit une entrée rien de moins que magistrale. C’était un petit homme bancal, si frêle que sa cuirasse, qu’il ne quittait pas, suppléait la faiblesse de son squelette et le gardait de se répandre mollement au sol comme une plante sans tuteur. Mais pour démentir cette débilité corporelle, il tenait dressée une tête énorme, gonflée d’yeux globuleux, de lippes et de tarin. Des cheveux noirs, drus et bouclés comme l’astrakan, desquels dépendaient plusieurs petits archipels aussi vigoureux, sourcils et moustaches, apportaient leur surcroît d’ardeur à cette face outrée d’appétit, de violence et de cruauté. »

Mais venons-en à l'histoire. Celle-ci commence comme une aventure. Colombe et Just sont les enfants d'un officier disparu et, par conséquent, des héritiers dérangeants pour la tante qui les a à sa charge. Lorsqu'elle apprend que Villegagnon cherche des enfants pour son expédition, elle leur fait croire qu'ils vont retrouver leur père et c'est ainsi qu'ils s'embarquent, plein d'espoir, dans l'attente d'une autre vie. Villegagnon - parti à la conquête du Brésil - verra aussi ses espoirs les plus fous mis à mal, car son monument à la gloire de la France toute puissante va rapidement être miné par des guerres intestines, notamment entre chrétiens et protestants.


Pourtant, n'espérez pas un récit de capes et d'épées. Rufin donne lui-même les clés de lecture à la fin de son ouvrage et révèle les thèmes qui l'obsèdent, au nombre desquels la première rencontre entre des civilisations, qui renferment "en germe toutes les passions, tous les malentendus à naître". Rouge Brésil n'est pas vraiment un "page turner", une aventure exaltante. Il ne nous projette pas non plus de toutes forces avec une écriture qui aurait pu être plus évocatrice au coeur des senteurs et saveurs de la forêt amazonienne. Rufin garde une certaine distance, car ce qui l'intéresse, c'est le drame humain, c'est la psyché derrière ce choc des civilisations. Ce qui l'intéresse, c'est d'illustrer en quoi cette aventure qui peut paraître lointaine n'est en fait que l'extension outre-océan d'enjeux historiques fondamentaux.


S'il est bien compréhensible que certains soient déçus à la lecture de ce roman dont ils attendaient peut-être l'aventure, j'ai pour ma part un faible pour ces auteurs qui se prennent de passion pour ce qui se passe entre les lignes. Malgré le rythme lent du récit, comme écrasé, lui aussi, par la chaleur environnante, Rouge Brésil se lit sans difficulté et sans longueur. Comme il le dit si bien: "qu'est-ce donc que ce grand drame qui clôt toujours l'enfance, sinon un embarquement forcé vers un monde effrayant dont on est sommé d'apprendre la langue?" D'un trait, il met en miroir l'histoire avec un grand H et le drame ordinaire de chacun, forcé à quitter le cocon familial. À ce titre, je lui pardonne sans autre d'avoir fait l'impasse sur les marqueurs habituels du récit d'aventure.

 

Boîte à pensées


"Le matelot et l’Indien se redressèrent sur leurs escabelles. Un reste de rire et les images ineffables que le seul mot de Brésil mettait au fond de leurs yeux persistèrent à leur donner une mimique d’ironie qui n’était peut-être que de songe."


"Just se tenait bien droit, mais à sa fierté se mêlait un peu de crainte. Il n’était habitué à monter que les rosses efflanquées du domaine. Son visage étroit s’efforçait à l’impassibilité, bien qu’il y eût du rire dans ses yeux et qu’un tressaillement des lèvres marquât un visible effort pour ne pas hurler sa joie. Il tenait à peine la simple rêne au bout de ses longues mains. Ce relais presque invisible, unissant sa volonté à la force du cheval, paraissait superflu tant étaient naturellement accordées les élégances contraires de l’énorme bête et du cavalier de quinze ans."


"La terre ! s’exclama ce jour-là Villegagnon. Sa force contenue, sa voix presque douce montraient combien l’amiral aimait s’annuler devant les infinis. Ceux qu’il rencontrait en poésie, sous la plume d’Hésiode ou de Du Bellay, lui arrachaient des larmes. Quant au génie d’un savant, il lui livrait par avance sa poitrine découverte, afin d’en être percé d’admiration."


"Vint ensuite une acclamation générale, puis on but. L’amertume du vin avait un goût de regret et d’adieu. Chacun en suivit le parcours le plus loin possible en lui-même, comme si, en accompagnant ce feu dans les profondeurs, on eût retrouvé à sa suite des lieux chers engloutis et toutes les amours perdues."


bottom of page